La mer grondait sous un ciel furieux quand je le vis : un enfant silencieux, allongé sur les planches brisées d’un ponton, ses vêtements trempés, son souffle faible. Aucun mot, aucun souvenir ne semblaient l’animer. Je n’hésitai pas : je le relevai, le serrai contre moi, et le baptisai Théo — un nom imprégné d’espérance. Dès ce soir-là, sa vie se mêla à la nôtre : à moi, à Anna, et à l’onde marine qui l’avait abandonné sur la rive.

Les saisons passèrent. Théo grandissait, insatiable d’images, de sensations, de dessins. Il traçait des horizons, des silhouettes de bateaux, des vagues intérieures. Il aimait écouter le ressac, comme s’il entendait des voix englouties. Anna veillait sur lui comme une sœur, lui apportait des mots, des rires, des récits. Elle disait souvent : « Tu es notre miracle, notre lumière retrouvée. »
À vingt ans, Théo participait au concours régional de peinture. Il hésitait. Il craignait d’exposer ses cicatrices invisibles. Mais sous l’encouragement d’Anna, il présenta un tableau qu’il nomma “Réconciliation des ombres et de l’écume” : une mer agitée, trouée de clairières lumineuses, où une silhouette enfantine tendait la main vers deux figures jumelles. Le jury l’honora du prix d’honneur. Les journaux parlèrent de l’œuvre et du mystère de l’enfant.

Le lendemain de la cérémonie, une lettre glissée dans sa boîte à lettres troubla son univers. Elle commençait : « Je m’appelle Catherine. Je suis ta mère. Tu t’appelais auparavant Aurelia. » Le sol vacilla. Théo resta figé. Anna et moi le regardions, muets, tandis que son monde intérieur s’effritait.
Le retour de Catherine fut chargé d’émotion — explications douloureuses, remords, espoirs. Elle voulait renouer, retrouver ce fils perdu. Théo, partagé entre la gratitude envers Anna et l’appel lointain d’un passé reconquis, vacilla.
Un après-midi, sur le vieux quai noyé dans le sel, Catherine et Anna se firent face. Théo, entre elles, tremblait. Il dit doucement :
— Je suis Théo. Et je suis aussi Aurelia.
— Je suis ta mère, souffla Catherine.
— Vous êtes toutes deux, répondit-il, et je vous aime.

Avec le temps, Catherine se mêla au quotidien : elle partagea les repas, les confidences, les promenades au bord de l’eau. Elle ne prétendit jamais remplacer Anna, mais s’intégra humblement. Théo exposa un triptyque final à la capitale : un quai, deux silhouettes féminines, une mer infinie. Il avait enfin tissé le pont entre ses mémoires brisées et ses aspirations futures.